Artículos español

LA FIGURE DE LA RÉFUGÍEE POLITIQUE DANS LE BLEU DES ABEILLES: APPORTS À LA POLYCHROMIE DE L’“ÉCRITURE MIGRANTE” EN FRANCE

Isaac David Cremades Cano

REVISTA INTERNACIONAL DE CULTURAS Y LITERATURAS

Universidad de Sevilla, España

ISSN: 1885-3625

Periodicidad: Anual

núm. 23, 2020

marriaga@us.es



Resumen: Nous proposons de nuancer la définition du concept de “littérature migrante” en langue française, en étudiant le cas de l’écrivaine Laura Alcoba et de son roman Le Bleu des abeilles. Une analyse comparative sur sa quête identitaire nous permet de déterminer à quel point sa condition de réfugiée politique suppose, en quelque sorte, une reformulation originale des questions telles que l’intégration, l’acculturation, les rapports “ici-là” et la perspective de l’entre-deux.

Mots clés: Littérature migrante, réfugié politique

Mots clés: Laura Alcob

Mots clés: appropriation de la langue française

Mots clés: Littérature migrante, réfugié politique

Mots clés: Laura Alcob

Mots clés: appropriation de la langue française

Mots clés: Littérature migrante, réfugié politique

Mots clés: Laura Alcob

Mots clés: appropriation de la langue française

index

LA FIGURE DE LA RÉFUGÍEE POLITIQUE DANS LE BLEU DES ABEILLES: APPORTS À LA POLYCHROMIE DE L’“ÉCRITURE MIGRANTE” EN FRANCE

POLITICAL REFUGEE FIGURE IN LE BLEU DES ABEILLES AND ITS CONTRIBUTIONS TO THE POLYCHROMY OF THE “MIGRATION LITERATURE” IN FRANCE

Nombre y Apellidos [los incluirá el editor tras la evaluación anónima]

Institución / Afiliación [la incluirá el autor tras la evaluación anónima]

Dirección de correo electrónico [la incluirá el editor tras la evaluación anónima]

ORCID: [lo incluirá el editor tras la evaluación anónima]

Recibido: _______ Aceptado: _________

Résumé

Nous proposons de nuancer la définition du concept de “littérature migrante” en langue française, en étudiant le cas de l’écrivaine Laura Alcoba et de son roman Le Bleu des abeilles. Une analyse comparative sur sa quête identitaire nous permet de déterminer à quel point sa condition de réfugiée politique suppose, en quelque sorte, une reformulation originale des questions telles que l’intégration, l’acculturation, les rapports “ici-là” et la perspective de l’entre-deux.

Mots-clés: Littérature migrante, réfugié politique, Laura Alcoba, appropriation de la langue française.

Abstract

This article aims to unfold the definition of the concept of “migrant literature” in French, through the study of Laura Alcobas’s case and her novel Le Bleu des abeilles. A comparative analysis of identity search, enabled us to determine the extent to which the writer’s status as a political refugee, in a certain way, entails an original reformulation of issues, such as integration, acculturation, relation between “here” and “there” and the perspective of “in-between”.

Keywords: Migrant literature, political refugee, Laura Alcoba, French language appropriation.

L’écrivaine Laura Alcoba est souvent rattachée automatiquement à son pays d’origine, l’Argentine, qui se confond avec celui de sa consécration littéraire, la France. Née en 1968, de parents opposants à la dictature, âgée d’à peine une dizaine d’années, elle doit partir se réfugier en France avec sa mère d’abord, son père reste encore un temps emprisonné de l’autre côté de l’océan. À l’âge adulte, elle va cultiver singulièrement une “écriture migrante” et constater un phénomène conçu d’abord au Québec, qui s’étend néanmoins dans d’autres aires de la francophonie et même en France, en Belgique ou en Suisse.

Nous proposons donc d’étudier d’abord l’ambiguïté autour de cette dénomination, puis principalement appliquée à son œuvre d’autofiction Le Bleu des abeilles, afin d’analyser les stratégies d’énonciation du sujet migrant qui y sont développées. Ce roman représente le point intermédiaire entre ses deux autres récits d’inspiration autobiographique (Manèges, petite histoire argentine 2007 et La Danse de l’araignée 2017), qui décrivent son enfance argentine et ses premières années d’exil en France.

En évoquant ses derniers mois en Argentine et son arrivée en France, Le Bleu des abeilles peut être classé en tant que texte migrant, appartenant à la catégorie d’“écriture métisse1”, où la tension se situe entre le moi et le pays d’accueil. La voix narrative autodiégétique représente ce besoin d’exprimer une problématique identitaire qui dépasse le débat postcolonial et de révéler son rapprochement particulier à la langue française, qui contribuent à la création d’un nouvel espace d’expression. Le processus d’apprentissage et d’appropriation de la langue française lors de son installation en France face à un déracinement progressif, une aliénation culturelle et linguistique qui ne l’empêche pas d’établir des relations sociales en tant que réfugiée, marquent les débuts d’une nouvelle vie pour cette fillette de 10 ans. Il s’agit d’un récit qui mène le lecteur entre le mémoriel et l’imaginaire, où la question de l’intégration et l’importance de l’interculturalité2 sont mises en cause, sous le point de vue naïf d’une enfant et de sa mère étrangères.

Une analyse préliminaire de l’expression “écritures migrantes” nous permet de localiser son origine au Québec3, résultat de l’étude d’une certaine production littéraire francophone, qui commence à s’intégrer à cette littérature nationale dès la fin des années ١٩٨٠. Même si, a priori, cette littérature dite “migrante” semblait désigner un phénomène propre au contexte de la littérature québécoise, “le phénomène socioculturel de la migrance est désormais bien attesté dans l’espace francophone, du moins européen.” (Dupuis 2007: 139). En effet, en France, mais aussi en Belgique, voire en Suisse, affleurent des apports originaux inspirés de la quête identitaire et menés à bien par quelques membres des communautés originaires, la plupart, des ex-colonies, dans le cas français et belge bien entendu4.

Alors, pour ces écrivains francophones issus des anciennes zones colonisées, il ne s’agit pas simplement de cultiver une identité migrante en évoquant la recherche des origines, mais aussi de la redéfinir l’entre-deux sous une perspective particulière. C’est-à-dire que leurs rapports historiques avec le pays d’accueil et leurs pays d’origine, ainsi que ceux avec la langue française et leurs langues maternelles, sont amplement conditionnés par la contrainte soufferte, par l’obligation de se soumettre à l’obéissance de la Métropole à l’époque du Colonialisme puis de l’Impérialisme. De cette relation verticale, où la France occupait une place privilégiée, surgit un sentiment d’infériorité imposé et renforcé qui se traduit par une marginalisation plus au moins accentuée selon l’époque et les pays.

Contrairement à ce qui se passe avec ces auteurs qui partagent une histoire similaire de colonisation et puis d’indépendances ou de départementalisations, les pays francophones d’Europe accueillent et publient les travaux d’autres talents qui n’ont pas forcement ce rapport historique avec la France, en réveillant ces dernières décennies un intérêt croissant de la part des chercheurs5. C’est le cas, par exemple, des auteurs issus de différentes vagues de réfugiés politiques comme conséquence de divers conflits internationaux, qui ne concernent de façon directe ni la France ni ses anciens territoires. Ne faisant donc partie de la littérature dite postcoloniale, des écrivants migrants d’origine argentine comme Laura créent un nouveau espace de création en raison de leur détachement de ce débat historique et linguistique. Tel que Laura Balaguer affirme: “Depuis le début du XXe siècle, de nombreux écrivains argentins ont séjourné en France de façon passagère ou définitive. Les principaux motifs de ces séjours ont évolué avec le temps, les premiers voyageant pour connaître la capitale mondiale de lettres, les seconds pour fuir de la dictature militaire (1976-1983)” (2018: 127). Balaguer propose d’intégrer dans cette première acception Silvia Ocampo (1890-1979) et Julio Cortázar (1914-1984) puis, dans la deuxième, Laura Alcoba (exilée depuis 1978), Pablo Nemirovsky (exilé depuis 1976) et Santiago Amigorena (exilé depuis 1973). L’installation en France de ces derniers est due à la répression soufferte par les opposants au régime politique argentin de l’époque, une sanglante dictature militaire « la plus cruelle expérience en matière de violation des droits de l’homme dans le Cône Sud de l’Amérique Latine. » (Catoggio 2010), qui force sa mère à fuir du pays après l’emprisonnement de son mari. Dans un premier moment, Laura Alcoba devra vivre dans la clandestinité avec ses parents, membres d’un groupe révolutionnaire opposant contraire à la dictature, jusqu’au moment où ils sont découverts. Elle attendra alors presque deux ans chez ses grands-parents avant de pouvoir rejoindre sa mère, qui obtient le statut de réfugiée politique en France.

De cette manière, la représentation de ce type spécifique de migration dans la littérature, ainsi que les effets textuels et la diversité thématique introduits par cette expérience, ne font que remarquer le besoin d’élargir les systèmes de référence identitaire habituels et de proposer des nouvelles approches à cette “identité6 migrante” de nature multiple7.

Cette problématique est également liée à la confusion entre le pays d’origine et le lieu de la consécration littéraire de ces écrivains, ce qui met en évidence la conception traditionnelle d’appartenance et de classement de cette production littéraire. À la fois romancière argentine et écrivaine française, elle cultive un entre-deux qu’elle-même se questionne, ce qui prouve son propre étonnement face à cette ambivalence pendant cet entretien à l’occasion du quinzième festival littéraire franco-irlandais à Dublin en 2014:

[…] la joie que j’ai à être invitée comme écrivain français parce qu’il y a toujours cette ambiguïté autour des invitations qu’on me fait. On m’invite parfois comme écrivain d’Argentine, comme romancière argentine, je l’accepte parfois, pas toujours. […] j’étais touchée du fait d’être invitée comme romancière française.8

En outre, si l’on considère l’exil, l’identité, la mémoire, la langue et la culture (Brunet 2005: 1) comme les thèmes clés des littératures francophones, ces sujets seront repris, reformulés, voire réinventés dans une littérature transnationale, migrante, surgie dans le pays d’accueil, où des questions d’intégration à la littérature nationale se posent actuellement. Il est donc évident que tant les écrivains venus des pays francophones comme les immigrants qui proviennent d’ailleurs, partagent non seulement les thématiques et les sources d’inspiration, mais aussi le caractère hybride de leur production; une confrontation d’éléments disparates, surtout au niveau culturel et linguistique. Enfin, tel que Carmen Mata Barreiro affirme: “[…] la construction de l’identité des immigrés est particulièrement complexe: elle apparaît comme mouvance, dialogue, déconstruction et reconstruction, mémoire et oubli” (2004: 40).

Face à cette complexité, déjà inhérente aux littératures francophones en général, nous proposons donc de centrer notre analyse comparative sur la quête identitaire expérimentée par cette narratrice originaire de l’Argentine. En effet, la gestation de la langue et l’intégration dans la culture française font évoluer les personnages dans des rapports particuliers de l’ici-là; de la langue maternelle à celle d’adoption, de la répression de la dictature argentine à la liberté que symbolise la France, en introduisant un élément transculturel spécifique déterminé par des origines clairement déliées de la langue française et de sa culture. Ce sont deux univers assez représentatifs de ce roman de Laura Alcoba, mais il nous semble que son statut “d’enfant réfugié9” constitue ce qui va véritablement alimenter la différence et l’hétérogénéité profonde, en nourrissant ainsi la complexité de cette littérature migrante de la France actuelle.

3.1. L’appropriation de la langue française: intimité

Les spécificités personnelles de cette écrivaine sont déterminées en grande partie par cette situation de réfugiée. Tout d’abord, cela conditionne largement son rapport avec la langue française en tant que langue d’écriture. En réalité, si pour les auteurs des zones francophones cela a supposé une des questions vitales, un choix souvent douloureux, dans le cas de Laura Alcoba, le français est un objet admiré et, en opposition à sa langue, vraiment libérateur, de la même manière qu’il suppose le lieu de rencontre où l’on n’établit pas de rapports verticaux français/espagnol. Cette dichotomie détermine dès le début du roman son processus d’apprentissage de la nouvelle langue.

D’un côté, il est convenable de remarquer la forte attirance qu’elle éprouve pour les nouveaux sons tels que les voyelles nasales, lorsqu’elle avoue le désir de maîtriser “cette langue que je voulais faire la mienne, avec ses voyelles tapies sous le nez” (Alcoba, 2013: 15), les sons [y] ou [r]: “j’ai découvert des sons nouveaux, un r très humide que l’on va chercher tout au fond du palais, presque dans la gorge” (Alcoba, 2013: 12), et surtout le “e” muet, qui réveille en elle un enthousiasme manifeste, étant cette découverte une sorte de révélation:

Les e muets me fascinent depuis le début. Je les ai aimés dès les premiers cours […] Une voyelle muette! Quand on ne connaît que l’espagnol, on ne peut pas imaginer que de telles choses existent – une voyelle qui est là mais qui se tait, ça alors! J’étais plus que surprise – littéralement abasourdie. Et comme exaltée, soudain: je voulais tout savoir à propos de la langue qui était capable de faire des choses pareilles. (Alcoba, 2013: 83)

Elle admet également cette émerveillement par les nouvelles graphies comme la cédille (“ç”) et les accents grave et circonflexe, qu’elle qualifie de “jolis caractères” (Alcoba 2013: 15), sans oublier sa curiosité intellectuelle et l’importance donnée à la connaissance de la culture que cette langue véhicule, même si parfois il s’agit tout simplement des généralités: “C’est dans ce premier livre de français que j’ai appris qu’ici, en France, tous les chiens s’appelaient Médor, et les chats Minet. Et plein d’autres choses qui, à ce moment-là me semblaient très utiles.” (Alcoba 2013: 16). Elle constate la portée limitée de ce type de généralités, dont elle fait mention à son arrivée en France: “[…] dans mon immeuble il y a deux chiens […] qui, tous deux, s’appellent Sultan. C’est qu’elle aurait été drôlement surprise. J’imaginais Noémie […] devant un autre élève de français, penchés sur le manuel où l’on voit ces deux personnages, le chien Médor et le chat Minet, expliquer: c’est comme ça qu’on appelle les chiens et les chats en France.” (Alcoba 2013: 21, 22).

D’un autre côté, la langue française entraîne effectivement une libération face à l’usage de l’espagnol, associé ce dernier à la répression et à la peur vécues pendant son enfance en Argentine: “Je suis grande, je n’ai que sept ans mais tout le monde dit que je parle et raisonne déjà comme une grande personne. […] Moi, on m’a tout expliqué. J’ai compris et j’obéirai. Même si on me tordait le bras ou qu’on me brûler avec un fer à repasser. Même si on me plantait de tout petits clous dans les genoux. Moi, j’ai compris à quel point il est important de se taire.” (Alcoba 2007: 20). Le fait de parler en espagnol est lié au danger qui accompagnait leur condition de clandestinité, de même que les risques dérivés de l’engagement et de l’activisme politiques de ces parents contre la dictature: “[…] un pacte s’impose à l’enfant le même qu’aux adultes sur leur activités clandestines, donc la même résistance aux tortures éventuelles.” (Levy-Bertherat 2017: 15). Ils étaient de vrais militants Montoneros, de membres actifs d’une organisation voilement chassée par les commandos de l’AAA (Alianza Anticomunista Argentina). Ils cachaient des armes, des journaux ainsi que des livres interdits dans leur domicile. À l’époque qui fait allusion la citation du roman, ses parents avec d’autres militants défenseurs de la liberté ont même contribué de manière directe à l’impression et distribution d’exemplaires d’Evita Montonera, revue clandestine publiée en Argentine entre 1975 et 1979 qui donnait une voix à ces guérilleros.

Le français devient de cette manière un élément libérateur, un oxymore de l’espagnol, car il lui permet de briser ce silence: “[…] elle rend hommage à cette langue qui l’a sauvé du silence, qui lui a offert une nouvelle opportunité, celle d’exister d’ailleurs. ” (Balaguer 2018: 134), symbolisant également cet objet désiré qu’elle veut faire sien: “[…] je veux aller plus loin: me retrouver à l’intérieur de cette langue, pour de bon, je veux être dedans.” (Alcoba 2007: 61). Cette langue, adoptée donc de bon gré par Laura Alcoba et de manière si intime, est cependant, pour des écrivains issus de la France postcoloniale, plutôt le résultat de l’imposition dérivée de la domination; la langue des envahisseurs qui se positionne dans un statut de supériorité face aux langues – généralement parlées – des zones occupées, la même langue qui, logiquement, n’inspire pas chez Alcoba ces sentiments de trahison, d’abandon, d’aliénation, ressentis et exprimés par la plupart de ces écrivains francophones par le fait que: “Dès qu’une langue est culturellement infériorisée ou considérée comme infériorisante par rapport à l’autre, elle présente une résistance moindre aux interférences multiples avec cette langue et risque d’y perdre sa spécificité en compromettant la culture même dont elle veut être l’expression. C’est une situation de diglossie.” (Bouton 1979: 50). En s’écartant ainsi de ce débat intérieur, Laura Alcoba a l’opportunité de privilégier d’autres sujets migrants, ainsi que d’approfondir les pensées et la quête identitaire qu’elle partage avec ses homologues francophones.

Le fait notamment d’“avaler sa langue10”, dans le cas des auteurs antillais, exprime certainement l’oppression en même temps que ce sentiment d’abandon, d’étouffement de la langue maternelle présents dans les réflexions préliminaires de tout écrivain créolophone et, par extension, de tout écrivain à qui le français a été imposée en dépit de leurs langues maternelles: “La situation du bilinguisme vécue au niveau de l’individu peut être différemment ressentie selon la nature des relations extralinguistiques établies entre les groupes en contact […].” (Bouton 1979: 50). Une fois surmontée cette problématique, la majorité des auteurs des zones francophones bilingues en situation de diglossie partagent l’argument de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé: “Sur le plan linguistique, les Antilles ne peuvent plus demeurer prisonniers de l’opposition binaire: créole/français. Celle-ci n’est qu’un héritage de l’obsession coloniale entre vainqueur et victime.” (Condé 1995: 308), idée également applicable à d’autres régions départementalisées, la Guadeloupe ou la Martinique notamment, et aux pays devenus indépendants, comme c’est le cas par exemple de ceux du Maghreb ou des pays de l’Afrique subsaharienne. Ces écrivains africains réfléchissent en conséquence sur les rapports de verticalité établis entre leur langue maternelle et la langue française, se voyant obligés à “avaler” leurs langues maternelles pour adopter cette dernière comme langue d’expression littéraire.

Même si ces cas sont plus ou moins éloignés de l’expérience linguistique vécue par Laura Alcoba, ce débat aide à caractériser avec plus de détail son propre processus d’intériorisation de la langue française grâce aux analogies mais, surtout, aux antagonismes des écrivains migrants francophones. Suivant cette idée, si grand nombre de ces auteurs développent finalement un rapport très intime avec la langue française, d’autres essaient d’ailleurs de la “déguiser”, la personnaliser, tel que les auteurs antillais affirment: “Ce ne sera pas forcément du français créolisé ou réinventé, du créole francisé ou réinventé, mais notre parole retrouvée et finalement décidée. Notre singularité exposée-explosée dans la langue jusqu’à ce qu’elle s’affermisse dans l’Être.” (Bernabé et al. 1993: 47).

Quoi qu’il en soit, tous semblent en quelque sorte parvenir à partager une fascination “amoureuse”, en faisant du français leur langue d’expression littéraire, comme l’exprimait l’écrivaine algérienne Assia Djebar orgueilleusement dans son roman L’Amour, la fantasia (1985):

Après plus d’un siècle d’occupation française – qui finit, il y a peu, par un écharnement – un territoire de langue subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires; la langue française, corps et voix, s’installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute en oralité, en hardes dépenaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements. […] Je suis à la fois l’assiégé étranger et l’autochtone partant à la mort par bravade, illusoire effervescence du dire et de l’écrit. (Djebar 2017: 134)

Il est vrai que dans le cas de Laura Alcoba, elle semble se libérer de toutes ces connotations négatives et de cette problématique associées à la langue française qui est, en revanche, conçue par la narratrice comme un outil essentiel pour s’intégrer dans le pays d’accueil, devenant donc un objet à assimiler: “[…] cette langue que je voulais faire mienne, avec ses voyelles tapies sous le nez.” (Alcoba 2013: 15), où la langue apprise semble faire également partie de son corps: “[…] le plaisir que j’ai eu à apprendre le français, mais un plaisir non seulement intellectuel mais surtout physique ou aussi physique… parce que je crois qu’apprendre, ça se passe à la fois dans la tête et dans le cœur11.”

Ces rapports semblent se renverser d’une certaine façon puisque ce sont exactement les traits de l’espagnol qui adhèrent à “sa” langue française, ce qui provoque des sentiments négatifs chez la narratrice, et non pas le fait d’adopter cette nouvelle langue et de s’éloigner de la sienne. Elle nous décrit son parcours personnel vers cette nouvelle langue, en mettant en relief sa résistance totale aux interférences: “Selon sa façon d’assumer ce bilinguisme, le sujet présente des conduites verbales différentes. […] plus le sujet est conscient de son statut de bilingue et moins sont graves les interférences entre les deux systèmes.” (Bouton 1979: 50). En effet, elle est très consciente de son accent espagnol dont elle veut se débarrasser lorsqu’elle parle français, des interférences phonétiques qui se traduisent par un sentiment de honte profonde: “Cet accent, j’aimerais l’effacer, le faire disparaitre, l’arracher de moi.” (Alcoba 2013: 39). C’est à cause de cet accent qu’elle se fait remarquer, ce qui représente un instant précis dans le processus d’appropriation de la langue française (Guy, 2016), poursuivant une intégration idéale, qu’elle n’est pas encore arrivée à atteindre: “Malgré tous les efforts, […] j’ai encore un accent. Un accent que je déteste toujours autant. Chaque fois que j’ouvre la bouche, avant même de parler, j’en ai déjà honte.” (Alcoba 2013: 84). D’après elle, il s’agit d’un obstacle pour son intégration totale, qui semble presque infranchissable: “[…] quelle distance me séparait encore d’un français qui serait pleinement à moi.” (Alcoba 2013: 110).

L’élimination de cet accent devient presque une obsession qui nous rappelle encore une fois le cas des personnages de récits francophones, exilés en France et obsédés également par l’élimination de tout accent qui dévoile leur provenance. Nombreux sont les efforts, par exemple, des personnages littéraires antillais pour supprimer ce “français-banane qui est au français standard ce que le latin macaronique est au latin classique” (Bernabé et al. 1993: 49), afin de s’exprimer en “bon français”, en “français-français”, en “français de France”. Tous partagent ce sentiment profondément lié à leur identité souhaitée et d’un autre côté à celle perçue, ce qui entraîne, en somme, un rapport réflexif à soi (fonction ontologique) et aux autres (fonction pragmatique) (Mata Barreiro 2004: 40). Ces deux aspects conforment donc la base d’un processus d’intégration parallèle, dans la plupart de cas, à celui d’acculturation, que Laura Alcoba réussit pourtant à équilibrer grâce, surtout ces premiers temps, au seul moyen possible de garder le contact avec son père, une correspondance qui l’attachait viscéralement à l’espagnol, à sa culture, à ses origines.

3.2. L’appropriation de la langue française: partage

Tout au contraire de ce qu’on pouvait imaginer, pour notre narratrice, l’intégration ne semble pas entraîner en contrepartie une réflexion sur l’acculturation, car elle considère la langue française en tant que sa “langue maternelle de seconde origine” (Guy 2016: 7), compensant ainsi cette dichotomie non seulement linguistique mais aussi culturelle. Alors, si les réflexions sur une éventuelle acculturation parallèle sont ainsi absentes, le fait de s’intégrer dans la nouvelle culture est, par contre, certainement valorisé par la narratrice et sa famille tout au long du récit, notamment avant son départ: “Noémie m’a appris des chansons, Au clair de lune, d’abord, puis Frère Jacques. À la Plata, mon professeur pensait que ce répertoire était essentiel à ma future intégration, comme elle disait tout le temps. Pour t’intégrer, tu dois savoir chanter tout ça12.” (Alcoba 2013: 15,16).

En conséquence, dès ses premiers jours en France, le concept d’“immersion” et le sens métaphorique du “bain” (linguistique) se succèdent dans sa vie quotidienne, termes associés à l’école, à la télévision, à la rencontre et à la cohabitation avec de “vraies” familles françaises, etc. Même à son arrivée, quand la directrice de l’école propose à sa mère la possibilité d’emmener sa fille à une école “pour les enfants qui ne parlent pas bien français”: “[…] elle ne veut pas que j’y aille, c’est même hors de question. C’est que ma mère ne jure que par l’immersion.” (Alcoba 2013: 38). Dans ce contexte, l’intégration est donc conçue comme élément indispensable à la quête du bonheur attaché à cette nouvelle vie, un enracinement progressif où la pertinence de la fonction sociale de la langue est mise en relief: “Son désir d’enracinement dans son nouveau pays est plus fort que la souffrance que lui aurait causée le déracinement.” (Tremblais 2020: 224).

Lors de son installation en France, cette nouvelle langue devient lieu de rencontre avec l’autre. Pendant cette période d’acquisition, le français lui permet de progresser parallèlement dans la quête de son identité sociale. En fait, les amitiés décrites par la narratrice sont tout d’abord composées uniquement de fils d’immigrés: “[…] j’ai quand même réussi à me faire quelques amis. Au bout de la première semaine, j’en avais déjà trois, Luis, Ana et Inès […] Luis et Inès sont portugais, Ana est espagnole.” (Alcoba 2013: 40, 41), avant de rencontrer de “vrais français” dont elle se sent fière, même s’il s’agit des filles écartées, exclues par les autres enfants français, par exemple à cause des séquelles d’un accident (elle a un œil de verre): “Ce qui est bien, avec Astrid, c’est qu’elle est vraiment française. J’étais drôlement contente le jour où je l’ai annoncé à ma mère.” (Alcoba 2013: 63), tout comme Nadine en raison de sa dyslalie, ce qui rend triste et rassure à la fois notre protagoniste, car son amie prononce étrangement, elle a un accent bizarre: “[…] toute française qu’elle est, il arrive qu’on lui demande aussi de reprendre ses phrases. […] Tout ça, c’est parce qu’elle a un cheveu sur la langue, comme dit Inès – même moi je l’entends, ce cheveu.” (Alcoba 2013: 123). Ces traits physiques sont la cause de l’inclusion de ces filles dans le groupe marginal, dont font partie aussi les étrangers qui apportent cet élément interculturel assez représentatif de l’identité migrante, basée sur la diversité et la valorisation de l’autre.

D’ailleurs, tout au long du récit, il y a une insistance sur la description physique uniquement des Français. Ils sont toujours associés à la “véritable essence d’un vrai Français” selon la perception de la narratrice, mais plutôt basés sur de simples stéréotypes: “Il s’agit d’une image faussée, tronquée, enjolivée qui n’avait que peu à voir avec ce qu’elle était en train de vivre dans ce nouveau pays qu’elle pensait déjà connaître.” (Balaguer 2018: 133). Les yeux verts sont souvent remarqués ainsi que les cheveux toujours clairs, blonds ou châtains, leurs peaux claires et lumineuses à taches dorées, les taches de rousseur, les grains de beauté à côtés des lèvres, leurs beaux sourires, etc. Ces descriptions mettent en relief des traits caractéristiques qui ne correspondent pas à la réalité multiethnique de son nouveau lieu de résidence, la banlieue parisienne. En somme, pour la protagoniste, ses relations sociales ainsi que l’appropriation de l’espace, passent par des individus et des lieux qui occupent une place marginale dans la société d’accueil: “L’exclusion et la ségrégation interviennent dans la construction de l’identité migrante de même que l’appropriation d’un espace.” (Mata Barreiro 2004: 41).

De cette manière, les caractéristiques de ce nouvel espace sont également accentuées dans le récit. Tout d’abord, la dénomination de son lieu de résidence, “quartier latin”, lorsqu’il ne s’agit pas vraiment quartier parisien qui porte ce nom mais d’une cité, sinon monoethnique bien restreinte, tout comme les autres: “Aux Quinze-Arpents, il y a beaucoup de Noirs et d’Arabes alors que dans le coin où nous habitons, il y a une majorité de Portugais, des Espagnols et même quelques français. En fait, tu pourrais dire à tes copines que tu habites le quartier latin… Juste à côté de l’Afrique du Nord et du Sahel.13” (Alcoba 2013: 24).

Cette description de la configuration de son environnement urbain diffère de celle des quartiers “chics” des enfants avec lesquels travaille sa mère: “les très beaux quartiers […] là où tout brille” (Alcoba 2013: 29), semblables aux traits physiques qu’elle attribue aux “vrais” Français. Elle reprend cette une sorte d’antithèse en évoquant l’image de l’endroit où habite la famille française, qui prend des enfants réfugiés pour les emmener en vacances: “Meudon, ce n’est pas si loin du Blanc-Mesnil, pourtant, tout y est différent. La lumière, d’abord – à Meudon, l’air est pur et transparent.” (Alcoba 2013: 107). Une luminosité presque surnaturelle envahit ces espaces sans défaut, sans altération, tout comme les personnages et encore “leur” langue française associés à la pureté, à la perfection qu’en fin de compte elle cherche résolument.

Il semble qu’afin d’atteindre un degré de visibilité des écritures migrantes similaire au cas québécois, il faudrait, tout d’abord, dépasser les ambiguïtés définitoires autour de ces auteurs et de leurs écritures pour ainsi, ensuite, proposer une reconnaissance plus définie de la part des institutions françaises, au moins une identification de leurs apports à la littérature nationale proportionnelle et en accord avec la réalité. De cette façon, l’on pourrait envisager une situation nouvelle tout comme l’exemple du Québec, où ces textes migrants ont même réussi à marquer un vrai tournant dans le développement de sa littérature depuis les années 80.

L’analyse de ce roman nous a permis d’observer qu’à travers l’expérience de l’exil, racontée par une voix narratrice autodiégétique, celle de l’enfant, Laura Alcoba réussit à reformuler des rapports intimes ente les langues et sa représentation personnelle de la langue maternelle, pour ainsi proposer une conception originale d’intégration et du processus d’acculturation. La résolution de cette problématique est aussi remarquable car, en proposant une assimilation parallèle de l’ici et du là-bas, c’est-à-dire, la France comme nouveau lieu de résidence (ici) et l’Argentine (là-bas) – maintenue à travers la liaison épistolaire avec son père –, la narratrice arrive à conserver vivant l’espagnol écrit et son lien avec ses origines, qui symbolisent le bras de fer contre l’acculturation, malgré la relation d’intimité établie avec le français. D’ailleurs, son jeune âge semble avoir rendu moins difficile la configuration de son identité, en intégrant son passé (là) à ce présent (entre-deux) et à un futur (ici) interculturel.

D’un côté, la formation de son identité sociale apparaît étroitement associée à sa condition de migrante, conditionnant le “je” qui est en train de se forger chez la protagoniste. Et d’un autre côté, l’appropriation d’un espace et d’une langue d’abord étrangers lui permettent de trouver enfin sa place dans cette nouvelle société, provoquant en définitive la création d’un “nous”.

En somme, ce roman suppose une instantanée du phénomène socioculturel de la migrance en France, en même temps qu’il manifeste sa complexité et sa diversité. L’introduction de quelques exemples représentatifs d’écrivains postcoloniaux, plus ou moins écartés de la réalité de l’écrivaine originaire d’un pays sans rapports historiques avec la France, et la confrontation avec cette forme particulière de migration ont contribué à nourrir notre analyse comparative sur la question linguistique et sur sa condition d’enfant réfugié. Il s’agit enfin de valoriser la contribution de cette écrivaine qui nous a permis d’élargir ou, au moins, de tenter de nuancer un concept aux contours flous, celui de la littérature migrante contemporaine d’expression française produite en France, où Laura Alcoba a sans doute trouvé une place bien méritée grâce à la qualité littéraire et l’originalité de ces écrits.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Alcoba, L., Le Bleu des abeilles, Paris, Gallimard, 2013

Referencias

Alcoba, L., Manèges, Paris, Gallimard, 2007.

Referencias

Bernabé, J., P. Chamoiseau & R. Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993.

Referencias

Bouton, J., La linguistique appliquée, Paris, PUF, 1979.

Referencias

Brunet, J., “Histoires de grands-mères: exil, filiation et narration dans l’écriture des femmes migrantes du Québec”, Mémoire de maitrise, université du Québec à Montréal, Institut de recherches et d’études féministes, 2013 [En ligne]: https://iref.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/56/2020/02/Cahier_no_13.pdf [Dernier accès le 10/08/20]

Referencias

Catoggio, M. S., “La dernière dictature militaire argentine (1976-1983): La conception du terrorisme d’État”, Violence de masse et Résistance - Réseau de recherche, [en ligne], 15 mars 2010: https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-derniare-dictature-militaire-argentine-1976-1983-la-conception-du-terrorisme-da-tat.html [Dernier accès le 12/11/20]

Referencias

Condé, M. & M. Cottenet-Hage, Penser la créolité, Paris, Karthala, 1995.

Referencias

Djebar, A., L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 2017.

Referencias

Rosello, M., Littérature et identités aux Antilles, Paris, Karthala, 1992.

Modelo de publicación sin fines de lucro para conservar la naturaleza académica y abierta de la comunicación científica
HTML generado a partir de XML-JATS4R