Abstract: Since the second half of the 20th century, the law has been the main instrument through which regional integration takes place, particularly in the area of security. In Africa, the issue of collective security is an essential preoccupation since the advent of postcolonial states that have attempted to provide answers. But since the creation of the African Union, these responses have taken on a new form characterized by two features: the use of the law to put the power of the leading states at the service of collective action in the field of security; and the instrumentalization by these states of collective juridical and institutional mechanisms in the service of their own in- fluence. It is this contradictory dual use of international law in the construction of collective security in Africa that this contribution intends to analyze. In this regard, it will highlight the manifestations of this phenomenon and its impact on the process of building collective security in Africa. It will attempt to show that such contradictory use of the law denotes its indeterminate nature. Based on this observation, the study will highlight the need to overcome the impacts of this dual use of the law through the adoption of a Neopragmatist approach to the use of international law in Africa.
Keywords: African Union - Peace and Security Council - Use - African International Law - Neopragmatist.
Resumen: Desde la segunda mitad del siglo XX, el Derecho ha sido el principal instrumento a través del cual se lleva a cabo la integración regional, particularmente en el área de seguridad. En África, el tema de la seguridad colectiva es una preocupación esencial desde el advenimiento de los estados poscoloniales que han intentado dar respuestas. Pero desde la creación de la Unión Afri- cana, estas respuestas han adquirido una nueva forma, que presenta dos características: el uso del Derecho para poner el poder de los principales estados al servicio de la acción colectiva en el campo de la seguridad; y la instrumentalización por parte de estos estados de mecanismos jurídicos-ins- titucionales colectivos al servicio de su propia influencia. Es este doble uso contradictorio del De- recho Internacional en la construcción de la seguridad colectiva en África lo que esta contribución pretende analizar. En este sentido, destacará las manifestaciones de este fenómeno y su impacto en el proceso de construcción de la seguridad colectiva en África. Intentará demostrar que ese uso contradictorio del Derecho denota su naturaleza indeterminada. Con base en esta observación, el estudio resaltará la necesidad de superar los impactos de este doble uso del Derecho a través de la adopción de un enfoque Neopragmatista para el uso del Derecho Internacional en África.
Palabras clave: : Unión Africana - Consejo de Paz y Seguridad - Uso - Dere- cho Internacional Africano – Neopragmatismo.
Estudios
MUTUALISATION DES PUISSANCES ET SECURITE EN AFRIQUE POUR UNE APPROCHE NEOPRAGMATISTE DU ROLE DU DROIT
Outil de coopération internationale, le droit est, depuis la seconde moitié du XXème siècle, l’instrument principal à travers lequel s’opèrent les proces- sus d’intégration2. Ces intégrations se réalisent dans plusieurs domaines dont
celui de la sécurité, à la lumière du chapitre VIII de la charte des Nations Unies3.
En Afrique, la question de la sécurité collective est une préoccupation es- sentielle présente dès l’avènement des Etats africains postcoloniaux4. Déjà en 1967 le politologue kenyan Ali Mazrui posait le problème de la Pax Africana comme « [the Peace] that is protected and maintained by Africa herself »5. Il s’agit concrètement de la question de l’« Africa’s capacity of self-pacification
»6 qu’il articulera en ces termes: « Now that the imperial order is coming to an end, who is to keep the peace in Africa? I took the view that self-government implied, above all, self-policing»7.
Cette question demeure encore très pertinente aujourd’hui car, si depuis la deuxième des années 90 l’Afrique connaît une diminution considérable des formes traditionnelles d’insécurité que sont les conflits d’indépendance, les longues guerres civiles et conflits inter-étatiques8, il convient de noter tout de
même que l’insécurité sur le continent a pris des formes nouvelles et diverses. Celles-ci se manifestent à travers les problèmes de sécurité individuelles liés aux crises de gouvernance politique et économique, à l’exacerbation des questions identitaires religieuses (islamisme politique violent par exemple), aux bouleversements environnementaux ; ainsi qu’aux conflits à l’extérieur du continent notamment au Moyen Orient. Ces métamorphoses des défis sécuritaires s’opèrent pourtant dans un contexte international dont le point de départ (la fin de la guerre froide et l’effondrement du mur de Berlin en 1989) a été marqué par le constat d’un désengagement des acteurs extérieurs vis à vis des problématiques sécuritaires africaines9.
Face à cette donne, l’Afrique a cherché à mobiliser l’outil juridico-institu- tionnel, c’est-à-dire ses mécanismes juridiques et institutionnels d’intégration. Ainsi, avec l’avènement de l’Union Africaine (2002), les dirigeants du conti- nent ont manifesté une nouvelle posture. Celle-ci a consisté à se tourner vers une « auto-responsabilisation du continent », en exprimant leur « détermina- tion de remédier au fléau des conflits en Afrique, de façon collective, globale et décisive »10, adoptant une politique commune en matière de sécurité et de défense11, créant une Architecture de Paix et de Sécurité (APSA) avec à sa tête le Conseil de paix et de sécurité12. A travers cette structure, ils ont intégré la puissance comme un facteur clé dans la concrétisation de leurs actions13. Cette mise en avant de la puissance dans la construction de l’APSA a consti- tué un tournant dans le processus d’intégration africaine. C’est cette nouvelle
dynamique que nous avons appelé « Stratégie de Mutualisation juridico-insti- tutionnelle des puissances »14.
Mais de telle puissance collective, comme il sera montré dans ce travail, est surtout celle des Etats membres de l’UA les plus importants, de facto et de jure.
Delà, il apparait une double utilisation contradictoire des outils juridi- co-institutionnels : d’une part l’utilisation de ces outils laisse croire que la puissance collective mis en place est celle de tous les membres de l’UA et au service de tous ; d’autre part, l’analyse des textes et de la pratique révèle que cette puissance est celle des grands Etats membres de l’organisation panafri- caine.
C’est donc cette double utilisation contradictoire du droit international africain que la présente étude entend analyser. Elle voudrait s’intéresser éga- lement aux impacts d’une telle utilisation contradictoire du droit sur la cons- truction de la sécurité collective sur le continent, notamment ceux ayant trait au ralentissement ou au blocage de cette construction. Enfin, cette étude mettra aussi et surtout l’accent sur la quête d’une perspective de dépassement de ces impacts négatifs d’une utilisation réaliste du droit.
Pour ce faire, l’étude va s’inscrire dans le cadre des disciplines de la Socio- logie du droit international et de la Philosophie du droit international. Ceci s’explique par le fait qu’elle traitera des pratiques internationales des Etats africains sur le continent où les facteurs juridiques et politiques se côtoient. C’est aussi le fait qu’elle cherchera à proposer une nouvelle perspective théo- rique en matière d’utilisation du droit international africain.
Sur le plan théorique, l’intérêt accordé à la contradiction, à l’indéterminis- me du droit appelle à la mobilisation des courants critiques du droit interna- tional, notamment celles inspirés des travaux de l’école de Reims et ceux de Martti Koskenniemi. Quant à la démarche méthodologique, le travail reste au carrefour d’une approche réaliste et prospective du droit dans la mesure où il accorde une importance capitale aux faits qui entourent les textes, qui déter- minent leur contenu, ainsi que les possibilités de dépassement des limites aux utilisations de ces textes dans une perspective d’évolution.
Partant, trois axes principaux seront développés dans la présente ré-
flexion : le premier portera sur l’utilisation idéaliste du droit dans le proces-
sus de construction de la sécurité collective en Afrique (II), alors que le se- cond traitera de l’utilisation réaliste (III). Enfin, l’analyse va proposer la voie Néopragmatiste de l’utilisation du droit international comme troisième voie permettant de dépasser les limites de l’idéalisme et du réalisme en matière d’utilisation du droit (IV).
L’idéalisme peut être défini comme une « attitude, [le] caractère d’une per- sonne qui aspire à un idéal élevé, souvent utopique »15. Mais cet utopisme est parfois fondé sur une analyse lucide de la réalité16. C’est dans ce sens que les Etats africains, en pleine période de rupture stratégique dans le processus d’intégration africaine, font un usage idéaliste du droit dans la construction de leur système de sécurité collective, en cherchant à mettre la puissance de quelques Etats au service d’eux tous. Cette dynamique, appelée Mutualisation juridico-institutionnelle des puissances sera l’objet d’étude de ce premier axe à travers : son concept (1) et sa mise en œuvre (2).
La Mutualisation des puissances est le processus à travers lequel les Etats africains entendent mettre la Puissance de certains d’entre eux au service d’eux tous, à l’aide d’outils juridico-institutionnels. En tant que stratégie, elle est « un proceso de reconocimiento jurídico-institucional de las facultades de actuación y de influencia de los estados lideres africanos como instrumento de defensa y de afirmación eficaz del continente [...] »17. Il s’agit d’une dimen- sion de la « continentalisation administrative »18 de l’Afrique qui se déploie à travers l’institutionnalisation et l’harmonisation progressive des grandes
orientations stratégiques des Etats africains dans divers domaines fondamen- taux comme celui de la sécurité. Elle intègre la puissance comme un facteur clé du processus d’intégration africaine19, notamment celle de certains Etats africains au sujet desquels Alpha Omar Konaré (ancien président de la com- mission de l’UA) déclarait : « nous devons reconnaître que, dans toute entre- prise commune, il y a une locomotive et des wagons ; il nous faut admettre qu’il y a des pays leaders dont la part dans la répartition des responsabilités devrait être plus grande que celle des autres. Ceci est une réalité. Nous de- vons [...] traduire [cette vision] en comportement pour avancer vers la réalisa- tion de nos objectifs majeurs »20. C’est dans la même perspective que Cillier, Schünemann et Moyer parlent des « Big Five » que sont le Nigéria, l’Afrique du Sud, l’Egypte, l’Algérie et l’Ethiopie “[whom] will inevitably shape the future of the continent because […] their historical role as regional leaders”21. A ces Etats, s’ajoutent le Maroc, le Kenya (et le Sénégal en tant que puissance essentielle- ment symbolique) du fait de la croissance de leur influence dans les relations internationales africaines. Ce sont ces Etats que nous qualifions de puissances africaines moyennes émergentes22 ou Puissances tricéphales23 (Voir figure 1),
en raison des trois types différenciés de comportements qu’ils adoptent dans le système international africain24.
Depuis l’avènement de l’UA, ces Etats jouent un rôle de premier plan dans la construction d’une « Pax africana »25, un « nouvel ordre sécuritaire » à travers la mise en place d’instruments juridico-institutionnels, notamment ceux de l’Architecture de Paix et de Sécurité en Afrique (APSA) qui, en rup- ture avec la tradition souverainiste et égalitariste de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), reconnaissent et légitimisent leurs Puissances comme outil d’action collective26. Cette architecture sécuritaire s’appuie sur la structure même du système international africain (voir figure 2) formée de sous-ré- gions portées chacune par un nombre restreint d’Etats-leaders qui y exercent une certaine « hégémonie bénigne27».
util institutionnel de cette construction est le Conseil de Paix et de Sécurité de l’UA (CPS) qui, bien que bâti sur et au nom des idéaux panafricanistes de solidarité, de sécurité et de défense commune28 et dans la continuité institutionnelle du mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits de l’OUA29, s’inscrit dans un nouveau paradigme de résolution des conflits en Afrique. Ce paradigme, tout en accordant une place importante à l’anticipation et à la prévention des conflits par l’emploi de mo- yen pacifique comme le Conseil des Sage (article2 §2, Article 3-b et Article 4-a du Protocole relatif à la création du CPS, 2002), inaugure un temps nouveau dans l’intégration africaine fondé sur une approche réaliste de la résolution des conflits qui intègre la Force, et donc la Puissance, comme un outil incon- tournable30. Mais la Puissance collective ainsi instituée est avant tout celle des Etats-membres de l’UA à même de répondre aux critères d’admission au sein du CPS que sont : la capacité, leur engagement continu dans les opérations de maintien de la paix, leurs expériences, leur contribution financière (article 5
§2 du Protocole relatif à la création du CPS, 2002). Aussi, si formellement on ne peut pas parler de membre permanent du CPS, une analyse des textes de cette institution nous conduit à reconnaître l’existence de fait de tel membre dans la mesure où le protocole sur la création du CPS prévoit l’élection de cinq (5) membres pour trois ans (article 5 §1-b du Protocole relatif à la créa- tion du CPS, 2002), avec une possibilité de réélection automatique, sans limite
définie, «en vue d’assurer la continuité» (article 5 §3-b du Protocole relatif à
la création du CPS, 2002).
Cette place accordée à la Puissance dans la construction juridico-insti- tutionnelle de la sécurité collective en Afrique se traduit aussi par l’établis- sement du droit d’intervention de l’UA ou le droit de ses Etats membres de demander une telle intervention (Article 4 (j et k) du protocole sur la création du CPS, article 4 (h et J) de l’acte constitutif de l’UA). En tant qu’ « [...] usage de la force armée destinée à imposer la volonté de celui qui intervient contre un adversaire refusant de s’y soumettre»31, l’intervention est sans doute l’un des moments les plus importants de la pratique de cette puissance collective en institutionnalisation, opérant ainsi un dépassement de certains principes traditionnels de l’ordre international africain que sont la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat, le respect de la souveraineté, en dépit de leur
« fétichisation »32 continue.
Ces principaux instruments juridico-institutionnels sont ainsi les outils du déploiement des capacités politico-militaires des puissances africaines mi- ses au service de la sécurité collective au nom des principes panafricanistes contenus dans les textes fondamentaux de l’UA (solidarité, unité, africanité, l’auto-dépendance).
A travers les actions de maintien de la paix et de la sécurité des diffé- rents Etats-leaders africains sur les plans sous-régional et continental, on peut analyser la concrétisation de la mutualisation des puissances.
En premier, le Nigéria, qui est l’acteur ouest africain majeur (par rapport aux autres Etats ouest-africains) dans la stabilisation de la sous-région au point que certains auteurs comme Luntumbue parle de « pax nigeriana » en Afrique de l’Ouest33 ou du Nigéria comme « patron ou gendarme » de l’Afrique de
l’Ouest34. Cela s’explique en effet par l’important rôle joué par ce pays dans la stabilisation de la sous-région d’Afrique de l’Ouest après la guerre froide, notamment, à travers ses interventions militaires dans les conflits du Libéria, de la Sierra Léone, dans le cadre institutionnel de l’Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group (ECOMOG), bras armé de la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Il dépensera plus de 8milliards de dollars US dans les opérations menées dans ces deux pays35. Il en est de même des conflits ivoirien et malien où le Nigéria s’est hissé au premier plan en dépit des critiques36.
La pression diplomatico-militaire exercée sur le président gambien, Yahya Djamé, réaffirme cette prédominance nigériane qui est restée, avec le Séné- gal, les fers de lance de la résolution du conflit post-électoral37. L’action du Nigéria en faveur de la paix et la sécurité s’étend à tout le continent notam- ment dans le cadre des opérations diplomatico-militaires de l’UA et l’ONU38 ou encore dans la lutte des Etats de la Commission du Bassin du Lac Tchad contre Boko Haram où il assure le commandement. C’est à ce titre que très
tôt Daniel Bach parlait d’une pax nigeriana africaine39. Toutefois, il est impor- tant de noter les limites institutionnelles et organisationnelles du Nigéria qui affectent l’affirmation véritable de son leadership au regard de ses immenses potentialités40.
D’autres Etats comme l’Afrique du Sud, l’Ethiopie, l’Algérie, le Kenya peuvent être également mentionnés.
Pour l’Afrique du Sud, la fin de l’apartheid dans les années 1990 a en même temps sonné le retour du pays sur la scène internationale, continentale et sous régionale (dont la principale organisation d’intégration est la Southern african developpement Community (SADC), comme une puissance tricéphale afri- caine à l’instar du Nigéria.
Dans cette lancée, le pays faisant figure d’une puissance unipolaire, lar- gement prédominante sur les plans économique, politique, militaire, dans sa sous-région, s’est vite positionné en acteur important de dynamisation des institutions d’intégration de sa sous-région et sur le continent41. Dans le cadre du maintien de la paix et de la sécurité, les actions sud-africaines sont d’abord essentiellement diplomatiques et souvent inscrites dans le cadre des organi- sations internationales africaines sous régionales et continentales. C’est ainsi que sous différentes présidences, depuis Nelson Mandela, le pays joue un rôle important dans la résolution de plusieurs conflits sur le continent notamment en République démocratique du Congo (2002), en Côte d’Ivoire, aux Como- res, Soudan, Éthiopie/Érythrée, Sierra Leone, Liberia42. L’activation de l’outil militaire ne tardera pas. Elle s’opère en premier à travers une intervention armée au Lesotho et sur le reste du continent sous parapluie onusienne, no- tamment au Congo et au Burundi.
Si l’on ne peut comparer l’Ethiopie et le Kenya aux deux premiers pays, du fait que leur champ d’action reste essentiellement limité à leur sous-région
est-africaine, il convient de noter le rôle qu’ils jouent dans la stabilisation de cette dernière, particulièrement en Somalie ou dans la lutte contre la « violen- ce de mouvements de l’islam politique somaliens », (à travers la Combined Joint Task Force -Horn of Africa) ou encore dans le processus de mis en place de la composante est-africaine de la force africaine en attente, tous dans le cadre de l’Inter-Governmental Authority on Developpement (IGAD), qui est l’organisation d’intégration la plus avancée d’Afrique de l’Est en matière sécuritaire43. De son côté, bien que très présente sur le continent, l’Algérie n’a pas un encrage institutionnel sous-régional véritablement fonctionnel, notamment l’Union du Maghreb Arabe. Le pays ne s’est pas encore engagé jusque-là dans une intervention militaire à l’étranger, fut-ce dans un cadre institutionnel multinational, par envoi de troupe. Ce choix est opéré au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats44. Cela ne l’empêche cependant pas de participer à de nombreux mécanismes sécuritaires en méditerranée et en Afrique où elle s’érige en actrice clé. Il en des domaines de la lutte contre « l’islamisme politique violent », ou de la four- niture de logistique et de moyens financiers. C’est sur cette base que le pays se positionne au cœur du fonctionnement du Conseil de Paix et Sécurité de l’Union Africaine à travers le Commissaire à la Paix et à la Sécurité M. Ismaïl Chergui45 (qui a été nommé en janvier 2017 pour un nouveau mandat de quatre ans).
Cette première partie de la réflexion met ainsi en exergue le rôle central du droit international dans la construction d’une stratégie de sécurité collective en Afrique. Cette utilisation du droit international, bien qu’expression d’une mutation collective réaliste, reste tout de même ancrée dans un idéalisme qui entend mettre la puissance de quelques Etats au service de tous les autres, de la sécurité collective. Ce qui camoufle sans doute le comportement instru- mentaliste stratégique de ces Etats vis-à-vis du droit international en Afrique. C’est à dire l’utilisation des mécanismes juridico-institutionnels collectifs au service de leur propre rayonnement.
Que se cache-t-il derrière les discours et les actions des Etats-leaders africains quand ils prétendent agir au nom des institutions continentales ou sous-régionales et conformément à leurs règles juridiques ? Telle est la ques- tion à laquelle la présente partie s’attellera à répondre (2), mais bien avant, il conviendra de savoir quelle est la place particulière qu’occupent le droit et les institutions dans la stratégie de ces Etats-leaders en raison de leur nature (1).
Dans leurs actions internationales, les puissances moyennes émergentes accordent une importante capitale au droit et aux institutions. Le politologue Detlef Nolte du German Institute for Global and Areas Studies (GIGA) et de l’australienne Marques Barbara ont consacré des études à cette question.
Selon le premier, « les politiques d’alliances et d’institutionnalisation ré- gionales font partie des ressources stratégiques des puissances moyennes, désireuses de sécuriser leur espace politique, et constituent un moyen de contenir l’influence d’autres États plus puissants ou concurrents »46. Allant dans le même sens, Marque Barbara présente d’abord les caractéristiques des puissances moyennes en général. Elle note à ce titre l’activisme de ces Etats au sein des organisations internationales, leur pratique de l’institutionnalis-
me stratégique et de la « Niche diplomacy »47 (voir Figures 3). Et plus loin, elle met en exergue les traits qui distinguent les puissances moyennes émergentes (dont certains Etats-leaders africains48) des puissances moyennes traditionne- lles. Il s’agit notamment de la tendance de ces nouvelles puissances à domi- ner, diriger et participer activement aux dynamiques d’intégration dans leur région49.
Il apparait donc que même si ces comportements s’inscrivent dans un ca- dre d’interdépendance, cette dernière ne les empêche absolument pas d’être l’expression d’une affirmation de la puissance des Etats moins vulnérables par rapport aux autres50; l’affirmation de politique profondément réaliste,
« sous couvert d’objectifs moraux à des fins humanitaires, pacifistes ou éco- nomiques »51.
Cette structure des rapports inter-africains nous invite à relativiser toute idée d’une utilisation neutre (formaliste) du droit international dans la cons- truction d’une stratégie de sécurité collective en Afrique et uniquement au service de tous. Car, « [...]le formalisme juridique [n’est-il pas cet] état du droit international marqué par la primauté des apparences sur les réalités, la déter- mination des règles [ou leur utilisation] sans considérations des conditions concrètes [telles]que la structure des Etats et des relations internationales [...]. Il est un mélange de cynisme et d’illusionnisme »52.
Si ces propos du juriste français, Charles Chaumont, concernent avant tout le droit international classique, on peut bien se demander si le droit inter- national tel que pratiqué dans les relations inter-africaines n’a pas déjà épousé une telle forme, notamment dans le domaine de la sécurité collective ?
n regard critique porté sur le processus de création du Conseil de Paix et de sécurité, sur son organisation et son fonctionnement, permet de voir en cette institution l’un des moyens de camouflage des prétentions politique et de prestige de nombreux Etats-leaders africains.
Introduite, en effet, en 2004, le CPS s’inscrit dans une période (des années 90 à 2000) caractérisée par un regain d’intérêt considérable des dirigeants africains pour les institutions continentales, cherchant à les redynamiser53. Mais cette dynamique est avant tout portée par un groupe restreint d’Etats dont la Libye, l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Sénégal, l’Ethiopie, le Nigéria. Ce qui n’est pas sans répercussions sur les instruments juridiques qui se conten-
teront de reconnaître et de légitimer la puissance de ces Etats-leaders54. C’est dans ce sens qu’il faut lire et comprendre les articles (susmentionnés) sur les critères d’éligibilité des Etats membres de l’UA au Conseil de paix et de sécu- rité, bien qu’on puisse y voir a priori l’affirmation d’un pragmatisme ou d’une rupture avec le vieil ordre souverainiste et égalitariste de l’OUA.
Cette reconnaissance-légitimation se traduit, sur le plan fonctionnel, par une emprise croissante de ces Etats sur l’institution dans la défense de leurs propres intérêts. Ainsi on peut citer entre autres l’exemple algérien à la tête du CPS depuis sa création en 2004 jusqu’aujourd’hui55. En effet, en se mainte- nant à la direction de cette institution, l’Algérie cherche avant tout à occuper un organe décisionnel hautement stratégique pour sa politique d’influence africaine, comme dans les disputes intermaghrébines. Cette instrumentalisa- tion de l’organe par l’Algérie et d’autres puissances africaines s’opère sous couvert d’une affirmation des positions de l’UA dans certain conflit (comme celui du Sahara) ou d’une application des textes fondateurs de cette institu- tion.
L’analyse du rapport N°81 de juin 2016 de l’Institut d’études de sécurité (ISS) révèle une lutte acharnée entre le Maroc et ses soutiens (dont la France, les Etats Unis ou le Sénégal à titre de membre non permanent du Conseil de sécurité) d’une part et d’autre part, l’Algérie et ses soutiens, lors de la 10ème réunion consultative annuelle en mai 2016 à New York entre el CPS et le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU). L’Algérie et ses soutiens souhaitaient, en effet, une discussion de la question du Sahara au cours de cette réunion afin d’y réaffirmer ce qu’ils entendent par «la position de l’UA », à savoir l’Indépendance de ce territoire. Mais l’ordre du jour de cet- te 10ème réunion consultative annuelle ne fera pas mention de la question. Ce qui conduit le président du CPS, M.P.J. Molefe du Botswana à déclarer dans un communiqué du 23 mai 2016 que « [l]e CPS de l’UA a souligné la nécessité pour les deux Conseils d’entamer une discussion commune sur les questions
qui demeurent taboues, y compris la situation au Sahara […], laquelle est fon- damentalement, pour l’Afrique, une question de décolonisation »56.
Dans le même esprit, le CPS insiste à ce que les Etats africains admis au Conseil de sécurité défendent les positions communes de l’organisation sur les principaux dossiers qui concernent l’Afrique ce, conformément à leurs engagements vis à vis de l’UA. Il fonde sa position sur l’article 3-d de l’Ac- te constitutif de l’UA mais aussi sur la décision de l’Assemblée générale de l’UA dans laquelle celle-ci: «[...] réitér[ait] que les États membres du Conseil de sécurité de l’ONU [avai]ent pour responsabilité particulière de veiller à ce que les décisions du CPS se reflètent bien dans le processus décisionnel [du Conseil de sécurité de l’ONU] sur les questions préoccupantes de paix et de sécurité en Afrique »57. La décision du 23 avril 2016 du CPS sur le rôle des Etats africains membres non permanents de l’ONU visait à confirmer cette obligation, demandant aux trois Etats africains de lui rendre compte de la façon dont ils défendent ses décisions au sein de l’ONU, et pour aller loin, il envisage la mise en place d’un « mécanisme juridique de responsabilisa- tion des trois Etats et des critères d’approbation des candidatures africaines à l’ONU »58. La question reviendra suite aux votes séparés des membres afri- cains non permanents du Conseil de sécurité (Angola, Egypte et Sénégal) en Avril 201659. Si cette question s’avère hautement importante et stratégique en Afrique et notamment sur le plan sécuritaire, en mettant en jeu la crédibilité de l’UA, ici, elle révèle plutôt l’utilisation stratégique des institutions par les Etats qui voudraient user de ces institutions continentales et les règles éta- blies pour la mise en œuvre de leur propre puissance. Il s’agit notamment de l’Algérie et autres soutiens du Polisario qui cherchent à obliger les Etats ne
partageant pas leurs démarches à y obéir, au nom des instruments juridiques continentaux60.
Mais on peut observer le même instrumentalisme dans la nouvelle straté- gie marocaine vis-à-vis de l’Union africaine, avec pour enjeu principal l’inté- grité territoriale du pays, c’est-à-dire l’épineuse question du Sahara. L’analyse des travaux de Think Tank gouvernemental comme l’« Institut Royal des Etu- des Stratégiques (IRES) », ou proche des décideurs marocains (palais royal et gouvernement) comme l’Institut Amadeus montrent bien cette réalité. En effet, dès 2015, le premier (IRES) recommandait : « L’Afrique du Sud exerce sa politique africaine par le biais de la SADEC et l’UA. La présence du Maroc aux sommets de l’UA permet des rencontres bilatérales menées en marge des sommets. Ces rencontres sont l’occasion de montrer aux pays de l’Afrique Australe et de l’Est notamment que le Maroc reste un acteur continental. La chaise vide dérange souvent les amis du Maroc. Cette approche de présence marocaine dans les activités de l’UA peut être une carte efficace pour réaliser les objectifs politiques et stratégiques du Maroc »61. Comme cela peut bien être observé, cette recommandation est fondée sur le constat de l’utilisation stratégique de l’institution continentale par les Etats et de l’impact que génère l’absence d’un Etat (Maroc ici) au sein de cette enceinte.
L’institut Amadeus s’inscrit dans la même lignée. En effet, Après avoir fait le constat que l’utilisation à distance de l’UA par le Maroc (à travers ses
« Etats amis ») devient de plus en plus peu productif62, et noté surtout l’im- portance croissante de l’institution panafricaine sur la scène internationale sur les questions africaines (dans sa tendance à parler d’une seule voix et à être l’interlocuteur privilégié des acteurs internationaux non africains), il appelle
de bonne gouvernance, de droits de l’homme et de paix et sécurité68, et par- ticulièrement à la suite de la Résolution 2337 du 19 janvier 2017 du Conseil de sécurité des Nations Unies. Mais, comme le souligneront de nombreux analystes comme Mouhammed-Awali Ibouraima69 ou Djiby Sow70, si cette ac- tion militaire peut être considérée comme légitime au nom de la démocratie, elle reste juridiquement contestable surtout à la lumière de la résolution 2337 du conseil de sécurité.
En effet, à la lecture de cette résolution, il n’apparait nulle part une autori- sation « expresse » de l’usage de la force, mais plutôt un appel « à la retenue » et à privilégier « le dialogue, une transition pacifique » du pouvoir71. Mais, l’empressement du Sénégal et du Nigéria à invoquer le recours à la force à pousser à s’interroger sur les considérations qui sous-tendent leur démarche. Il pourrait bien s’agir de prétentions géopolitiques du premier (le Sénégal) qui aurait pu voir en cette crise une occasion de se défaire d’un dirigeant voisin (Yahya Djamé, ancien président gambien) trop longtemps encombrant72 ; et pour le second, l’acte de réaffirmation de son rôle de premier « gendarme » de la sous-région.
Ainsi l’idéal d’une sécurité collective se trouve pris en otage par le réalisme politique des Etats, camouflés derrière le droit et les institutions. Ceci a des impacts sur la construction de la sécurité collective en Afrique. Des consé- quences qui appelle à trouver une nouvelle approche au rôle du droit
le pays à réintégrer l’organisation dans la mesure où « il est […] plus aisé de « combattre » la présence de la [République Arabe Saharaouie Démocratique] au cœur de la structure qu’à l’extérieur des instances africaines »63. Ces diffé- rents appels vont déboucher sur le retour effectif du Royaume dans l’UA dès 2017.
Depuis lors, le pays est engagé dans une véritable bataille (d’interpréta- tion des instruments juridiques de l’UA et des Nations Unies) avec certaines instances africaines pour leurs décisions relatives au Sahara. C’est le cas par exemple des relations du Maroc avec la Commission africaine des Droits de l’homme et des peuples à laquelle l’Etat marocain a réitéré son refus de la voir conduire une « Mission d’établissement des faits au Sahara » au motif qu’il n’est pas Etat-partie à la Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples, mais surtout en raison de « la partialité des instances africaines » (se- lon le ministère marocain des affaires étrangères) lors de la prise de décision relative à cette mission64.
La crise post-électorale en Gambie est aussi fortement illustrative. En effet, ce fut l’occasion pour certains des Etats-leaders de la sous-région ouest-africaine que sont le Sénégal et le Nigéria de brandir la menace du re- cours à la force armée en vue de la « Restauration de la démocratie (Restore Democracy) ». Cette menace sera brandie au nom des textes fondamentaux des Nations Unies65, l’UA66 et de la CEDEAO67 en matière de démocratie et
Dans cette dernière partie du travail, il importera de mettre en exergue les fondements de cette nouvelle perspective théorique et pratique du droit in- ternational africain. Il s’agit des conséquences néfastes de la double utilisation du droit en matière de sécurité collective en Afrique, et de la nature indéter- minée du droit que révèle cette double utilisation (1). C’est sur ces éléments que la nouvelle approche sera articulée (2).
Les utilisations stratégiques du droit et institutions de sécurité interna- tionale en Afrique par les Etats développées ci-dessus ont des répercussions souvent néfastes sur le processus de construction de la stratégie de sécurité collective africaine. Ainsi, l’instrumentalisation du CPS par l’Algérie et autres Etats comme le Maroc, le Nigéria, l’Afrique du Sud, réduit voire bloque les possibilités d’un règlement du différend sur le Sahara dans un cadre africain. Les récentes manœuvres diplomatiques du Maroc en la matière sont illustra- tives. En effet, l’admission du Royaume du Maroc au sein du CPS et l’arrivée du pays à la présidence de l’organe n’ont pas manqué de révéler l’importance de cette institution dans la lutte d’influence des Etats-leaders africains, mais surtout l’impact d’une telle lutte sur l’évolution de l’institution. Le premier problème soulevé avec la présence marocaine a été la méfiance entre les Etats, celle-ci s’étant manifesté lors des votes où 16 Etats-membres de l’UA se sont abstenus au motif que « Morocco is […] expected to resist any mention in AU documents of the ‘legitimate struggle for independence by the Sahrawi people »73. Mais plus clairement, l’action marocaine au sein de cette entité vise surtout à contrôler son agenda afin de l’orienter dans le sens de la nouvelle stratégie du Royaume sur le Sahara. Cette stratégie consiste à placer la ques- tion du Sahara sous la seule houlette des Nations Unies, avec une faible impli- cation de l’Union africaine ou dans tous les cas assurer la primauté de l’agen- da onusien sur celui de l’UA. C’est dans ce sens qu’il convient de comprendre le contenu du discours tenu par Mohcine Jazouli, Ministre délégué marocain à la Coopération africaine lors de la 12ème retraite du CPS, à Rabat, du 24 au 26 juin 2019. Dans son allocution, le ministre a d’abord souligné les divergences idéologiques, positions ambiguës au sein de l’institution et leurs impacts sur le fonctionnement de l’institution, particulièrement sur la question du Sahara. A la fin de son discours, il mettra l’accent sur la primauté de l’agenda onusien sur celui des organisations régionales quand il est question de certaines ques-
tions chaudes74. Un tel discours n’est pas sans provoquer la réaction d’autres Etats comme l’Afrique du Sud, la Namibie et autres soutiens du Polisario qui considèrent que la présence d’un agenda africain sur la question du Sahara est indispensable ; et que « the solution to the question of Western Sahara should be based on the principle of self-determination and decolonization »75. Ce- tte lutte au sein de l’institution africaine pose ainsi le problème crucial de sa crédibilité aux yeux de ses membres eux-mêmes, et pour le reste de l’Afrique la question peut être posée de savoir en quoi la démarche des Etats converge avec le discours de la « Solution africaine aux affaires africaines » ?
Mais au-delà, c’est une divergence qui impacte également les perspectives de développement d’une coopération véritable entre les acteurs des espaces maghrébin et sahélien en matière sécuritaire notamment76.
Pour le cas de l’Afrique de l’Ouest, il faut noter que si l’engament du Sé- négal et du Nigéria sous la bannière de la CEDEAO a joué un rôle détermi- nant dans le départ du président Djamé, il a aussi créé un climat de méfiance dans la sous-région vis à vis du Sénégal et des institutions sous-régionales, en ce sens qu’une nouvelle guerre allait être provoquée alors que la solution politique restait ouverte.
Par ailleurs, il faut dire qu’au-delà de ces impacts, la double utilisation contradictoire du droit révèle que ce dernier est foncièrement indéterminé, et qu’à ce titre il peut faire l’objet d’une utilisation qui soit plus attentive aux défis actuels et futurs du continent.
En effet, l’indétermination du droit que révèle sa double utilisation dans les relations internationales africaines signifie que cette utilisation est avant tout orientée par des considérations politiques propres aux acteurs Etatiques. Il s’agit de reconnaitre donc que les décisions juridiques sont en premier lieu des choix politiques. Comme le note bien Koskenniemi « [...] il n’y a pas de critère qui soit indépendant de ce que les Etats acceptent comme tel. [...] Le
choix reste ouvert et peut être fait seulement par le biais d’une décision indé- terminée en droit, c’est à dire une décision que les prémisses mêmes du droit qualifient de subjective, politique »77.
Toutefois, ce décisionnisme de Martti Koskenniemi ne conduit pas l’au- teur « [à] récuse[r] l’idée qu’il puisse y avoir un usage sérieux, intentionnel et réussi du droit international. [Bien que] cet usage [soit] nécessairement politique et contingent ». Dans ce sens, Koskenniemi s’approche d’un déci- sionnisme Wébérien en ce sens que son décisionnisme se fonde sur l’Ethique de la Responsabilité78.
Cette posture amène l’internationaliste finlandais au constat que c’est par la technique de l’équilibre des intérêts, le recours à l’équité ou à un sens di- fférencié de la justice, que l’on peut parvenir à une solution dans les conflits dits juridiques79.
Ainsi, à travers sa démarche critique et déconstructiviste, l’auteur semble ouvrir une perspective des possibles, une voie pragmatique dans laquelle la sagesse politique prend sens dans l’utilisation du droit international.
C’est par là qu’il nous paraît important de s’orienter pour un usage nou- veau, pragmatique, du droit international africain au service de la sécurité collective.
D’entrée, il convient de noter qu’être pragmatique, au sens courant du ter- me, « [...] c’est choisir en fonction de l’efficacité de ses actions plutôt que du respect absolu des principes. [C’est être] plus soucieux des résultats concrets que de la doctrine. En philosophie, le pragmatisme est un courant de pensée typiquement américain. Il envisage la connaissance sous l’angle de son effica- cité et non de sa vérité absolue »80.
En droit international, la doctrine américaine se caractérise par l’impor- tance accordée à la recherche de l’efficacité, par son éclectisme, sa prise en compte de la réalité, sa démystification des formes81.
Mais il ne s’agit pas ici de s’inscrire dans une approche américaine du droit international, celle-ci ayant montré ses limites82.
Le pragmatisme dans l’utilisation du droit international africain tel que nous l’envisageons se fonde sur la « prise de conscience africaine » à l’origine de la transformation de l’OUA en UA, une dynamique nouvelle marquée par la détermination des africains à faire face aux défis du continent. C’est au nom de cette « conscience africaine renaissante » que l’on a jugé nécessaire de reconnaître le caractère de locomotive à certains Etats africains (qui font preuve de dynamisme dans les affaires communes), d’institutionnaliser et lé- gitimer leur puissance pour l’efficacité de l’action collective africaine, recon- naître un droit d’intervention à l’UA.
Cette mutation se fait dans la perspective d’un dépassement, ou au moins d’une désacralisation des principes traditionnels classiques de l’ordre interna- tional africain que sont l’égalité souveraine des Etats, l’intangibilité des fron- tière, la non-ingérence.
Ainsi, si ces principes ne sont pas expressément remis en cause, ils ne peuvent continuer d’être conçus et interprétés comme au tout début des an- nées 1960. Ils sont nécessairement lus au regard des exigences actuelles, des transformations de la réalité africaine, des défis nouveaux ou pressants de développement économique, d’intégration de sécurité et d’affirmation de l’Afrique sur la scène internationale.
Dans cette nouvelle perspective pragmatiste, ni le formalisme ou l’an- ti-formalisme ne saurait être primé, mais la recherche d’une solution efficace, des « solutions d’équilibre d’intérêts » susceptible de favoriser un règlement pacifique des différends, de permettre la mise en place d’outils juridico-ins- titutionnels de projection stratégique, par dépassement des principes tradi- tionnels.
A ce titre, il faut citer les comportements des Etats ouest-africains de la CEDEAO vis-à-vis de la demande d’adhésion du Maroc ; ou les actions du
Royaume tendant à devenir membre de cette institution. Dans les deux cas, le cadre juridique actuel (notamment la Résolution CMlRES.464 (XXVI) du Conseil des Ministres de l’OUA de 1976 reprise par le Traité révisé de la CEDEAO de 1993)83 est appelé à se réadapter. Ceci est illustratif de cette perception du droit comme un instrument de réalisation des grands objectifs stratégiques et non comme un élément établi à jamais, dans des termes et significations figés.
En outre, ce nouveau moment du droit international africain est un « Mo- ment de la Critique ». Elle implique, en effet, une « démarche critique » inspi- rée par la « Philosophie Reveniste » de Grégoire Biyogo, elle-même inspirée du « Néo-pragmatisme » de Richard Rorty et de la « Déconstruction » de Jacques Derrida. Pour le philosophe gabonais, le revenir comme philosophie Néo-pragmatiste et Déconstructiviste, appelle à « l’abandon de deux illusions tenaces : celle de la stabilité et celle de la transparence des énoncés [ici on peut parler des principes et règles sacralisés du droit international, une sacra- lisation qui vise à satisfaire les intérêts stratégiques des Etats, à justifier des logiques de domination], qui sont autant de croyances superstitieuses »84. Le revenir est, sur le plan politique, une invitation « à abandonner ce qui est jugé non variable, […], non performant, en vue d’accroitre les usages de la discussion critique […] »85.
Dans le domaine de l’analyse de la pratique africaine du droit, ce moment critique entend révéler les tentatives continues de confiscation des stratégies collectives au profit d’un ou de quelques Etats africains ou d’acteurs exté- rieurs. Elle met en lumière les excès ou risques d’excès résultant d’un usage instrumentaliste du droit dans les relations internationales africaines ; et par là, nous permet de prévenir les échecs futurs des initiatives collectives en construction à travers l’outil juridico-institutionnel. Tout ceci ne peut réussir
qu’en restant appuyé sur une démarche de relecture critique de l’histoire du droit international en Afrique, car l’adoption d’une épistémologie reveniste est aussi un « refus de toute occultation ou relégation du processus historique de formation et d’utilisation du droit international en Afrique ».
A travers l’analyse effectuée dans les deux premières parties de cette étu- de, nous avons pu voir comment la pratique du droit sans une critique ri- goureuse conduit à la production de schémas de domination susceptible de compromettre la construction d’une stratégie de sécurité collective. Partant, la voie Néo-pragmatiste du droit international, en tant que démarche critique, annonce, pour la pratique du droit international en Afrique, la sortie de cet
« oubli de soi » vers sa « propre réinvention »86.
Cela signifie qu’en matière de construction juridico-institutionnelle de la sécurité collective, de partir de la déconstruction des dogmatismes juri- diques (celui de la souveraineté, de l’intangibilité des frontières, du principe d’autodétermination en tant que principe à sens unique) vers l’élaboration de nouveaux horizons normatifs plus attentifs aux défis actuels du continent, comme celui de la lutte contre des menaces asymétriques, transnationales et transrégionales (sur terre, sur mer et dans le cyberespace), la mise en place d’un système de défense commune.
Ce droit, dé-fétichisé, devient l’outil qui matérialise la prise de conscience profonde des Etats de l’inséparabilité de leurs défis sécuritaires, de leur exis- tence dans un « complexe de sécurité »87. Ceci devant les obliger à avancer vers la construction « d’un ensemble intégré dont les membres sont convain- cus que la résolution de leurs différends communs ne peut et ne doit se faire que par les voies pacifiques et institutionnelles sans recours à la force physi- que »88, c’est-à-dire dans le cadre d’une « communauté de sécurité »89.
Mais, cette dynamique étant inscrite dans le processus de mutualisation des puissances, telle que définie plus haut, devra dépasser le cadre de la com- munauté de sécurité deutchienne pour aboutir à une « Communauté de pro-
jection stratégique ». Cette dernière étant entendue comme « un ensemble fortement intégré et largement pacifié, agissant comme un outil d’affirmation internationale et de défense des intérêts collectifs de ses membres ».
Dans cette étude non exhaustive, il a été question de mettre en lumière, selon une démarche critique et prospective90, le rôle central du droit interna- tional dans la construction de la sécurité collective en Afrique, notamment dans le cadre de la « stratégie de mutualisation des puissances ».
Ainsi, d’un point de vue critique, nous avons démontré que le droit inter- national joue un double rôle contradictoire (idéaliste et réaliste) dans ce pro- cessus. En ce sens que si, d’une part, il sert à mettre la puissance des Etats-lea- ders au service de la sécurité collective au nom des principes de solidarité, de panafricanisme, d’efficacité ; d’autre part, c’est à travers lui que ces mêmes Etats essaient de mettre en œuvre leur puissance, défendre leurs propres in- térêts et même exercer de l’influence sur d’autres Etats du continent, sous couvert d’agir conformément au droit et au nom des institutions collectives. Cette utilisation révèle un droit essentiellement indéterminé.
Cette indétermination du droit et son usage instrumental entrainent, dans certaines situations, un ralentissement voire un blocage de l’approfondisse- ment de la stratégie de mutualisation des puissances dans le domaine de la sécurité. D’où la nécessité d’une voie nouvelle d’analyse critique et d’utilisa- tion du droit international ; une voie attentive aux défis sécuritaires (et autres) actuels et futurs de l’Afrique.
Fondée sur le principe de la supériorité du politique sur le juridique (ob- servée à partir de l’indétermination du droit) et sur l’éthique de responsabilité, cette voie entend faire du droit l’outil de la quête de « solution d’équilibre des intérêts ou d’intérêts partagés ». Elle désigne un usage néo-pragmatiste de l’outil juridique au service de la sécurité collective. Ce moment néo-pragma- tiste devant s’entendre comme le temps d’une dé-dogmatisation des prin- cipes classiques du droit international en Afrique, d’une utilisation efficace et contextualisée du droit, matérialisant la prise de conscience des Etats de l’inséparabilité de leurs défis sécuritaires et de la nécessité d’évoluer vers une
« communauté de sécurité » et surtout une « communauté de projection stra- tégique », du fait de la Mutualisation des puissances qui sous-tend le proces- sus d’intégration africaine.
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